Lundi et mardi derniers se sont tenus à Ndjamena le Sommet rassemblant les chefs d’État des 5 pays du Sahel puis celui de la Coalition pour le Sahel consacré au bilan des engagements pris lors du Sommet de Pau en janvier 2020. J’y étais convié aux côtés du Président du Conseil européen Charles Michel. Les contraintes liées au Covid-19 nous ont une nouvelle fois obligés à y participer par visioconférence.
Une forte croissance démographique
Les pays du G5 Sahel - le Tchad, le Mali, le Niger, le Burkina Faso et la Mauritanie - couvrent une surface plus importante que l’Union européenne, mais ils ne sont peuplés que de 84 millions d’habitants, cinq fois moins que l’UE. Cette population a cependant quasiment doublé en 20 ans et elle est très jeune: en 2019, les moins de 15 ans représentaient 47 % de la population du G5 Sahel, contre 15 % au sein de l’UE. Elle est aussi très pauvre : en 2019, le PIB par habitant moyen de la région était de 777 dollars selon la Banque mondiale, 45 fois moins que dans l’Union européenne.
Au Sahel, la croissance démographique a surpassé ces dernières années la croissance économique. Les États du G5 Sahel, qui comptent parmi les plus pauvres du monde, sont donc confrontés au défi d’offrir un avenir à des millions de jeunes arrivant chaque année sur un marché du travail qui peine à les absorber.
"Les États du G5 Sahel, qui comptent parmi les plus pauvres du monde, sont confrontés au défi d’offrir un avenir à des millions de jeunes qui arrivent chaque année sur le marché du travail. "
Dans ces territoires immenses, la faible densité de population, le manque de moyens des États et les problèmes de gouvernance rendent difficile l’accès des populations aux services publics de base comme la sécurité, la justice, la santé, l’éducation ou l’accès à l’eau. La crise en Libye, les conflits ancestraux pour l’usage de la terre entre agriculteurs et éleveurs aggravés par le changement climatique, la pauvreté et les inégalités renforcées par la croissance démographique, ont nourri l’instabilité.
Ce qui se passe au Sahel concerne les Européens au premier chef car les défis politiques, sociaux et économiques colossaux auxquels cette région est confrontée risquent de déborder sur le reste de l’Afrique et d’atteindre l’Europe. Ces difficultés chroniques ont en effet créé des frustrations, dont se nourrissent les groupes terroristes islamistes, qui menacent potentiellement l’Europe, ainsi que de nombreuses activités criminelles qui nous affectent également, notamment le trafic de drogue et d’êtres humains.
"Les difficultés chroniques du Sahel nourrissent les groupes terroristes islamistes, qui menacent potentiellement l’Europe, ainsi que de nombreuses activités criminelles qui nous affectent, notamment le trafic de drogue et d’êtres humains."
C’est ce qui a poussé l’Union européenne et plusieurs de ses États membres, en particulier la France, à s’y engager depuis plusieurs années sur différents fronts : politique, humanitaire, sécuritaire, développemental. Depuis 2014, ce sont plus de 8,5 milliards d’euros qui ont été mobilisés par l’UE et ses Etats membres au Sahel. Plus de 5000 militaires français participent à l’opération Barkhane et près de 15.000 casques bleus sont déployés par la MINUSMA (à laquelle 19 Etats membres de l’UE contribuent).
Les trois missions déployées par l’UE elle-même dans le cadre de sa politique de sécurité et de défense commune mobilisent plus de 900 Européens au Sahel pour un coût annuel moyen de 100 millions d’euros. Lancée à Pau l’an dernier, la Task Force Takuba, regroupant des membres des forces spéciales de plusieurs pays européens, compte aujourd’hui plus de 250 militaires européens sur le terrain.
Désireuse que la situation sécuritaire au Sahel soit de plus en plus prise en charge de façon coordonnée par les Etats de la région eux-mêmes, l’UE a aussi appuyé la création en 2017 d’une Force conjointe du G5 Sahel qui compte désormais 5.000 hommes. Elle y a consacré 266 millions d’euros qui ont permis d’équiper cette force en véhicules et en moyens de communication mais aussi d’élaborer des outils pour que dans ses opérations, elle veille au respect des droits humains et du droit international humanitaire.
Des résultats limités pour l’instant
Malgré cet engagement sans précédent, force est de reconnaître que ces efforts n’ont eu que des résultats limités pour l’instant. Sur le plan militaire, des succès ont été enregistrés en 2020 contre les groupes terroristes GSIM (Groupe de soutien à l'islam et aux musulmans) et Al Qaeda au Maghreb islamique (AQMI). Mais l’insécurité demeure. 2020 a été l’année la plus meurtrière au Sahel, avec plus de 4500 personnes tuées.
Et la situation humanitaire s’est encore détériorée l’an dernier en raison de la pandémie de COVID-19. On estime qu’au Sahel central, plus de 13 millions de personnes sont affectées désormais par les déplacements forcés, l’insécurité alimentaire ou un accès réduit aux services de base. Avant même le début de la pandémie, 3300 écoles avaient été contraintes de fermer en raison de l’insécurité. Aujourd’hui, 13 millions d’enfants ne sont plus scolarisés, soit 55% des enfants du Niger, du Mali et du Burkina Faso.
"Le constat est sans appel : les succès militaires ne seront durables que si les espaces libérés des terroristes font l’objet d’un (re)déploiement des services publics."
Ces chiffres dramatiques nous confrontent à un constat sans appel : les succès militaires ne seront durables que si les espaces libérés des terroristes font l’objet d’un (re)déploiement des services publics. Aujourd’hui, seul le retour à l’école de ces millions d’enfants peut désamorcer une bombe à retardement redoutable et seuls des progrès significatifs et rapides dans l’accès des populations aux autres services essentiels peuvent permettre d’affaiblir durablement les terroristes et tous ceux qui se livrent à des activités déstabilisatrices de différentes natures. Il nous faut définir au plus vite avec le G5 Sahel comment mettre en œuvre conjointement cette nouvelle approche, et assurer un suivi serré des résultats obtenus.
Les questions de bonne gouvernance et d’Etat de droit au cœur de notre action
Les questions de bonne gouvernance et d’Etat de droit seront désormais au cœur de notre action au Sahel. Nous ne sommes pas dans cette région pour donner des leçons mais pour obtenir des résultats et appuyer les efforts des gouvernements y compris dans des domaines très sensibles, comme la lutte contre la corruption ou l’impunité. Si on veut en finir avec le terrorisme, il est indispensable en effet d’envoyer des signaux forts aux populations locales : la justice et les autres services proposés par l’Etat doivent être plus accessibles, plus efficaces que ce que proposent – ou plutôt imposent – les terroristes.
"L’État ne doit pas être vu seulement comme l’armée et la police; il faut qu’il soit un fournisseur de biens publics de base, un défenseur des droits humains, un protecteur. "
L’État ne doit pas être vu seulement comme l’armée et la police; il faut qu’il soit un fournisseur de biens publics de base, un défenseur des droits humains, un protecteur. L’impunité fragilise les succès remportés sur le plan militaire; c’est pourquoi les allégations de violations des Droits de l’Homme et du Droit International Humanitaire doivent faire systématiquement l’objet d’un traitement diligent et complet. Je me réjouis à cet égard de la mise en place d’un Mécanisme d’Identification, de Suivi et d’Analyse des Dommages causés aux civils (MISAD). Le rapport de la Commission Nationale des Droits Humains (CNDH) du Niger sur les disparitions enregistrées dans la région de Tillabéry, et la collaboration des autorités maliennes avec la commission d’enquête internationale indépendante prévue par l’Accord d’Alger sont également encourageants.
Dans les mois qui viennent, notre priorité sera de définir des plans d’action nationaux devant mettre en œuvre cette nouvelle approche. Nous serons particulièrement attentifs à la situation au Mali, car la stabilité au Sahel dépend en bonne partie de celle de ce pays. Après un début encourageant, la transition civile engagée depuis septembre dernier suite au coup d’Etat d’août 2020 semble cependant marquer le pas aujourd’hui.
Au cours des prochains mois, nous relancerons aussi le débat de la mise sous Chapitre VII de la Charte des Nations Unies, de la Force conjointe du G5 afin d’en assurer un financement plus durable. Nous accroitrons aussi la coordination avec le G5 Sahel notamment sur le renforcement des capacités de sécurité et de défense des Etats du Sahel et de l’appui au retour de l’Etat sur les territoires, les piliers 2 et 3 de l’action de la Coalition Sahel, sur lesquels l’UE et ses États membres ont le lead.
Nous pourrons, je l’espère, faire le point sur des avancées dans tous ces domaines lors du prochain sommet de la Coalition pour le Sahel qui se tiendra à Bruxelles avant l’été. Au Sahel comme ailleurs, la guerre ne se gagne pas en effet sans gagner aussi la paix. Nous avons plus que jamais une obligation de résultat dans ce domaine.
Source: European External Action Service